L'animation des rues, 1915-1925 - 1) Les voitures de légumes et autres voitures de marchands

1) Les voitures de légumes et autres voitures de marchands. 

Les gens d'aujourd'hui ne peuvent s'imaginer combien pittoresques étaient les rues d'autrefois.  C'était un va-et-vient rempli de charme, de mouvements et de couleurs.  Autrefois l'on voyait circuler par les rues de silencieux chevaux qui faisaient l'admiration de chacun.  Peu de fiacres et de carrosses de luxe ont subsisté après 1915.  Mais toutes sortes de voitures enjolivaient encore les rues de Montréal.

Je suis certaine que les vieilles gens se souviennent des voitures de légumes.  On aurait dit un morceau de ferme, un coin de terre emporté dans la voiture découverte, tout embaumée du parfum des champs, sentant bon la terre et les légumes fraîchement arrachés.  Le colporteur passait aux portes avec une grosse brassée de légumes qu'il offrait aux ménagères économes.  D'autres femmes, plus avisées sans doute, allaient jusqu'à la voiture, parlaient d'abord au cheval et choisissaient ensuite elles-mêmes les plus beaux légumes.  C'était le même prix certes, mais ces braves mères de famille avaient l'impression de cueillir pour ainsi dire les légumes dans le jardin.  Les mêmes voitures étaient aussi belles en hiver, mais d'un genre différent.  Sur des traîneaux, on faisait des sortes de petites maisons avec des portes et des fenêtres.  Pour empêcher les légumes de geler, une petite fournaise tortue chauffait gaiement à l'intérieur et l'on voyait de la cheminée danser une fumée qui sentait le feu de bois.  Le colporteur prenait toujours grand soin de couvrir son cheval d'un couvre-pieds aux couleurs vives qui se détachaient sur la neige étincelante, car il faut dire qu'en ce temps-là la neige gardait sa blancheur.

Il y avait également la voiture des laitiers qui passait très tôt le matin, et je me souviens, enfant, combien j'aimais entendre, à peine éveillée, le pas du cheval décroissant peu à peu dans la rue.  C'était comme dans un rêve.  Autrefois, il n'y avait pas de bouteille à lait, encore moins de contenant en carton plastifié : le laitier vidait une mesure de lait dans des récipients que l'on mettait à la porte.  Ce n'est que plus tard que vinrent les bouteilles à lait proprement dites.  Je me souviens des bouteilles de lait gelé à la porte en hiver et que les chats du quartier léchaient voluptueusement avant que la maîtresse de maison arrive!!!

Vous souvient-il, bonnes gens, de ces belles voitures de fèves au lard aux couleurs ocre et brune bien luisantes et vernies, avec de petites portes sur le côté et en arrière une porte double.  Ces voitures étaient tirées par de très beaux chevaux.  Ah! ce que les enfants avaient hâte au vendredi!  Chez nous, ma mère en achetait chaque semaine.

En hiver, le marchand de charbon et de bois livrait son charbon en poche et les gens en achetaient selon leurs moyens, une poche ou deux, ou pour les gens plus fortunés dix poches à la fois.  Il n'y avait pas beaucoup d'argent en ce temps-là, je vous assure.  Je me souviens encore du cheval qui n'avait sur le dos que de vieilles poches pour le couvrir, et mon coeur d'enfant en était plein de pitié.  Quant à l'homme noir de suie, il me faisait vraiment peur.

Lorraine Nacké