Le quêteux

En ce temps-là, le quêteux passait de porte en porte pour demander l'aumône.  Les coeurs durs ne donnaient rien, mais les gens charitables donnaient deux sous.  Parfaitement, deux sous!  Il ne faut pas oublier qu'en ce temps-là l'on pouvait, avec quelques sous seulement, s'acheter bien des choses.  Vous ne me croyez pas?  Je pourrais, avec l'aide d'un catalogue de 1915, vous citer des centaines d'articles.   Voici quelques exemples : extracteur de jus, .05; sous-vêtement pour fillette de 6 à 14 ans, .05; dentelle à la verge, 2 pour .05; rouleau de fil, .05; cravate, .10; paire de mitaines de travail, .10; porte-savon, .10; et ainsi de suite.

Avec un sou, les enfants se procuraient une variété de bonbons : je me rappelle ces petits cochons de guimauve recouverts de chocolat.  Un bordeaux, chocolat de choix, coûtait deux sous.  Un cornet de crème glacée, deux sous.  Un long ruban de papier sur lequel étaient collés des petits bonbons roses, jaunes et bleus enchantaient les enfants et coûtait un sou.  une chopine de lait se vendait trois sous.  C'est pourquoi il était normal d'offrir au quêteux 
quelques sous.

Moi j'avais bien peur du quêteux, surtout quand nous étions à la campagne chez ma tante Bine durant nos vacances.  Je pensais toujours qu'il venait nous voler, nous les petites filles.  C'est que nous lisions l'album "Fillette" où il était souvent question de vol d'enfants par des bohémiens.  Quand le quêteux arrivait, ma tante Bine nous enfermait dans le bas-côté et Carlo notre chien restait avec elle sur la galerie tant que le "pauvre monsieur" n'avait pas fini de manger ce que ma tante Bine lui avait préparé.  Enfin, il s'en allait.  J'en avais grande pitié et parfois même je pleurais de le voir si misérablement vêtu.  Ma tante Bine nous expliquait alors qu'il n'était nullement malheureux et qu'il aimait butiner à travers les campagnes en se nourrissant sans travailler.  Elle concluait d'un ton sec que c'étaient des bohèmes!  Bohèmes, bohémiens : je rapprochais ces mots sans trop comprendre et ma crainte était loin de disparaître.

Quand le froid arrivait avec l'automne, les quêteux non paresseux s'offraient au cultivateur pour travailler en échange du gîte et de la nourriture.  À cet effet, plusieurs  habitants avaient "un lit de quêteux" et acceptaient de le prendre pour quelques jours ou pour une période de travail.  Ainsi de ferme en ferme, le quêteux finissait par être connu et souvent apprécié.

Mais quand venait l'hiver avec toutes ses rigueurs, qu'advenait-il du quêteux vagabond?  Cette question angoissante a souvent tourmenté mon coeur d'enfant.  Les grandes personnes semblaient peu se soucier de ces malheureux bohèmes.  Et moi petite fille perplexe, je les accompagnais en pensée sur leur longue route poudreuse et solitaire.

Lorraine Nacké