Nos vacances d'été à la ferme - 2) La fin de semaine

La semaine passa en fait divers et en fol amusement.  Le vendredi vint.  Ce fut le grand lavage de la famille.  Dans le bas-côté, la cuisine servait aussi à cet effet.  Ma tante Bine faisait chauffer de l'eau dans un grand "boiler" sur le poêle à bois et, quand l'eau était à point, la vidait avec un chaudron à long manche dans le baquet de bois encerclé de lames de fer et installé près du poêle.  La cérémonie commençait, mais non sans grincements de dents et des pleurs, car le point crucial de débat et d'alarme était de savoir qui se laverait la première et ainsi de suite vu que l'on ne changeait pas l'eau du baquet après chaque enfant lavé : on la réchauffait au fur et à mesure qu'elle se refroidissait.  Il n'était pas question de gaspiller l'eau de pluie qu'on avait parfois tant de peine à accumuler dans le baril dehors au bout de la maison.  De là tant de cris et de pleurs.  Ensuite on s'habillait.  Ma tante plaçait notre petit linge sur une chaise près du poêle et chacune devait s'arranger toute seule pour le bain et pour s'habiller, car on tenait la porte de la cuisine fermée pendant de si graves préoccupations intimes et personnelles.

Comme je vous l'ai dit, c'était vendredi, un jour faste entre tous, car le lendemain nos parents venaient passer la fin de semaine et on allait les chercher à la gare.  Donc le vendredi, tout le monde était affairé et chantait à tue-tête.  Ma tante faisait la mangeaille et une odeur délicieuse se répandait partout en dehors de la maison, au point que toutes les poules, les chats et le chien s'approchaient de la porte en espérant à tout hasard attraper une bouchée.  Les enfants devaient faire le ménage et tout le monde s'y mettait gaiement.  Le lendemain samedi, on ne vivait plus, on regardait l'heure à chaque minute et on s'étonnait que le temps n'avance guère.

Mon oncle revenait des champs plus tôt que d'habitude et se préparait aussi.  Nous avions pris soin de nettoyer nos souliers de toile blanche et de les faire sécher, attachés à la corde à linge.  Nous mettions nos chaussures à la toute dernière minute.  Enfin mon oncle attelait le cheval, époussetait le "boggie" et tout ce petit monde enchanté partait délirant de joie vers la gare.  Tout le long du parcours, l'on pouvait admirer de grands champs de foin balancé mollement par la brise de l'été, et des pâturages où les animaux s'arrêtaient net de mâcher pour nous regarder passer, car toute "la voiture" chantait.  Nous admirions aussi sur le parcours de splendides jardins de légumes qui ne finissaient plus de se dérouler.  C'était beau!

À l'arrivée du train, quel bonheur!  Je m'ennuyais tant de ma mère!  Nos parents descendaient enfin du train.  Ils étaient chargés de paquets contenant toujours cadeaux et "surprises" pour les enfants.  Quand aux surprises, c'était un jeu établi depuis longtemps à la maison, ma mère nous faisait deviner ce que ça pouvait bien être, mais elle finissait toujours par nous les donner après de vains efforts pour résoudre de si troublants problèmes.

De retour à la ferme, c'était le grand souper qui nous attendait.  Ma tante ne venait jamais à la gare et Carlo notre chien restait avec elle.  Ma tante préparait la table et tout.  C'était prêt quand nous arrivions.  Ce soir-là, le souper était toujours constitué de fèves au lard contenues dans une grosse jarre de grès qui avaient cuit toute la nuit dans le four bienveillant.  Les fèves brun foncé étaient servies avec du sirop d'érable et du céleri que ma tante allait arracher de la belle terre noire juste à la dernière minute.  C'était un régal toujours nouveau et savoureux.  La soirée enchanteresse avec nos parents passait comme un nuage et toute la fin de semaine était remplie de joie et de rires.

Mais vous dire mon désarroi quand mes parents partaient le dimanche soir, non je ne le puis, et ce cri lugubre, déchirant du train qui emportait "mon bonheur" me chavirait le coeur de désespoir.  Heureusement toutefois que j'avais pour me remonter le moral toutes ces petites choses que ma mère nous avait apportées à chacune de nous, et que moi j'étirais le plus que je pouvais pour raccourcir la semaine en attendant l'autre vendredi.  Parmi ces cadeaux que nos parents nous apportaient, il se trouvait toujours un livre ou deux, car nous aimions la lecture.  Après avoir lu les livres à tour de rôle, nous devions raconter à notre mère les histoires merveilleuses que nous avions lues durant la semaine.  Mon père, lui, profitait du dimanche pour nous faire connaître les arbres, leurs feuilles et leur écorce, car mon père était un expert reconnu pour la science des arbres et il enseignait à l'École Polytechnique de Montréal.  C'est par lui aussi que j'ai connu le déroulement des orages électriques et la féerie des aurores boréales qu'il nous expliquait avec des mots simples et à notre portée.

Lorraine Nacké