Ma tante Bine est morte

Vers les années1935, un grand nombre d'habitants délaissèrent leur ferme pour venir s'installer à la ville, espérant ainsi échapper à la misère des campagnes ou croyant mieux vivre à Montréal. Pour beaucoup d'entre eux, je crois, ce fut comme une mode, une idée en l'air ou tout simplement pour faire comme les autres.

Ma tante Bine, ayant subi les conséquences fâcheuses d'une spéculation frauduleuse dont beaucoup de Montréalais ont eu à souffrir vers 1920, avait décider d'acheter avec ce qui leur restait d'argent une ferme, tout en gardant et en louant sa propriété de Montréal. N'ayant aucune notion de l'agriculture, elle et son mari, mon oncle Jos, vécurent plutôt comme des seigneurs appauvris. Découragés, abasourdis encore de leur mésaventure, ils essayèrent de s'adapter à leur nouvelle vie rustique sans succès pécuniaire. C'est sur cette ferme que nous allions passer nos vacances dans notre prime jeunesse.

Après avoir regardé passer le temps une dizaine d'années, mon oncle et ma tante décidèrent de vendre la terre pour revenir habiter leur maison de Montréal dans le quartier Villeray. Peu d'années après, mon oncle mourut subitement. En apprenant la triste nouvelle, nous nous rendîmes immédiatement chez ma tante avec nos parents.

Lorsque nous entrâmes dans la maison, ma tante descendait l'escalier avec une lenteur calculée, degré par degré. Je ne la voyais pas encore, car l'escalier était à l'autre bout du passage. Pourtant j'avais l'impression d'une marche de vieux, comme si les épaules de ma tante étaient aplaties sous un sac de pommes de terre. Je fus frappée de sa transformation, mais cela n'était rien encore. Nous l'entourâmes de notre tendresse silencieuse, nous mêlâmes nos pleurs à ses larmes abondantes. Je me voyais impuissante à la consoler, à lui porter secours. Devant un pareil désarroi, que dire, que faire, surtout quand on n'est qu'une adolescente? Puis ma mère nous amena dans la salle dîner, car le notaire venait d'arriver avec le beau-frère de ma tante qu'elle connaissait à peine.

"Le notaire!, dit ma mère, pourquoi le notaire et si vite?" Elle se perdait dans ses réflexions muettes et nous, les grandes fillettes, nous étions toutes figées comme des fantômes à l'orée d'un cimetière. Tout à coup, un cri inhumain nous transperça le coeur. Des pas précipités, des clameurs, des hurlements traversèrent comme une tourmente toute la maison.

Le notaire, sans aucun égard, venait d'avertir ma tante que mon oncle avait vendu la maison à son frère depuis un an sans le lui dire à elle. Que celui-ci, venu de Roberval pour les obsèques, voulait revendre la maison avant de retourner à ses affaires au Lac-Saint-Jean. Par conséquent, ma tante aurait à quitter les lieux sur-le-champ. Là ma mère se révolta et dit sa façon de penser au beau-frère et au notaire.

Ce n'est que sous les soins du docteur accouru d'urgence que ma tante se calma. Quand je la revis quelques minutes après, je ne la reconnus pas. La vieillesse venait de tomber sur elle comme une guenille sur la tête d'un passant. Ma tante survécut trois mois à ce choc épouvantable.

J'espère que mon oncle Jos est encore chez le diable pour avoir joué un si mauvais tour à notre très chère "ma tante Bine", Albertine de son vrai nom.

Lorraine Nacké

Combien d'histoire comme cela a été vécue dans les familles. 
Un Oncle et surtout un  Frère profiteur qui vient promettre mer et monde et lorsque la fatalité arrive le rigodon chage de son.

Oui, nous avons tous eu des histoires semblables dans nos familles. 

Bonne lecture et bonne réflextion.......................